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Indwe - Afrique du Sud
24 août 2012

Je raconte Oui, j'ai donc décidé de raconter ce

Je raconte

Oui, j'ai donc décidé de raconter ce qui s'est passé à Indwe, en cette fin juillet 1967 (le 20 juillet 1967 si j'ai bonne mémoire). C’est la première fois que je raconte cette histoire… pour quelqu’un d’autre que J.F.F.

 

Je le fais en reconnaissance envers le Dr Alain Smit, du Frere Hospital à East London. Il est mort, mais il me voit et je le sens content. En reconnaissance aussi, envers  ce bon Dr  L. Laubscher de Pretoria, envers  l'ami médecin Peter Comfort et sa famille, envers le Dr Jacques Rousseau, exilé,  envers le Dr Michael Perlmann et Ines, envers toutes les infirmières, les physiothérapeutes, envers mes consœurs. Mais avant tout en reconnaissance envers ma famille ! En  reconnaissance surtout envers Tom (mort) et d'innombrables collègues et amis qui ont foi en la vie et qui m'ont fait vivre, envers tous les malades, les blessés, morts ou vivants, avec qui j'ai vécu, souffert, pleuré, ri.

Pour un médecin, un journaliste, l'essentiel doit se dire en peu de mots, précis, exactes, à cause de l'espace ou du temps à disposition à la radio ou dans une page de journal. Lorsque j'enseignais la physiologie à mes étudiants des townships, je savais que, se limiter à l'essentiel est indispensable pour couvrir les sujets d'examens. Mais ce que je suis en train de raconter n'est pas un article ni une leçon, c'est un partage dans la confiance. Je prie donc qu’on pardonne les répétitions, les déviations, les réflexions non essentielles, et le va-et-vient entre le passé et le présent, entre là-bas et ici !

Je vais raconter ce vécu un peu comme le vieil africain adossé à sa hutte, raconte la vie pour "ceux de chez lui".

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Dans l'histoire de cet accident insensé comme l'est tout accident, l'essentiel est d'essayer d'y découvrir un sens

Il aurait parfois été plus simple de se laisser aller, de disparaître. D'où vient alors cette rage de vivre? Pourquoi franchir constamment ses propres limites? Simplement pour prouver son droit à une vie normal, à l'engagement, au travail, aux contacts avant tout avec les gens de tous les jours!

Mais l'essentiel, dans cette affaire, c'est encore autre chose: c'est le parfum de la fleur ! Oh! le parfum de cette rose rouge, du lilas, des bourgeons de sapins, de la violette et de la terre humide d'un matin de printemps! C'est l'odeur des gens, le chant des oiseaux, c’est les animaux et leurs frémissements et le hennissement des chevaux.

 

C'est surtout la tendresse d'un regard qui fait surgir celle de mon corps et de mon cœur, c'est la musique d'une voix connue, c'est la cadence du pas d'un ami que l’on entend venir, c’est la danse des jacarandas en fleurs dans le ciel du Transvaal, c'est l'appel insistant des ondes de l'Océan indien à East London, qui t'invitent au voyage vers les profondeurs, ou celles du Léman bleu qui t'invitent à te noyer dans sa lumière. C'est tout ça et tout ce qui dépasse la douceur de l'amitié, des amitiés innombrables, personnalisées que je perçois dans le ciel orageux, étoilé, de mes souvenirs.

Dans cet accident donc, l'essentiel paraît être le sens du non-sens. Il y a une fracture brutale dans le programme de la vie. La remise en marche d'une ossature et d'un corps fragmentés est longue et laborieuse. Dans mon cas, il a fallu deux ans et même davantage. Faire fructifier ce rafistolage, c'était le défi à relever. La libération d'une énergie latente, en soi, la possibilité de capter les énergies des autres, en pleine forme, pour participer à la création continue de notre petite planète, qui ne se fera pas sans nous. En Afrique du sud, nous nommions cela: "une utopie créatrice". J'y crois toujours.

Le retour en Suisse, mon pays natal, au Jura, au Clos du Doubs, en 1981, le choc du froid, de la neige d'une mortelle blancheur, du givre dans la nature, dans les systèmes vides de relations affectives… c’était brutal. Ce retour-là !

Les relations fonctionnelles ne laissaient pas de temps aux relations humaines ! Mon regard s’est durci. Injustement peut-être. Mes souvenirs grelottent de froid, du mal du pays, des gens de là-bas, ni meilleurs ni pires que ceux de chez nous, ici! Mais ils sont loin.

Futile de dire ces choses? Je ne sais pas. Dans une société systématisée, outrancièrement compartimentalisée, qui fragmente les cerveaux et les cœurs, nous avons besoin de guérison et, chaque jour, de nouveaux départs. J'ai envie de dire ces choses même si elles ont été dites, même si jamais elles ne seront lues. Dire que cela ne va pas de soi, que des médecins se trouvent là, au moment précis où, sans eux, tu mourrais. Les infirmières, les ambulances, les hôpitaux, cela ne va pas de soi. C'est un don de l'humain à l'humain qui me dépasse et qui me met dans un état de défis à relever, dans un état de gratitude. D’émotion, d’affection !

En Europe, en Suisse, la santé a un prix. En Afrique du sud, dans un système politique d'apartheid, cela allait de soi qu'on me ramasse, qu’on me transporte, qu’on me soigne jusqu'à la "remise en marche", sans jamais parler "fric", sans parler couleur de peau, niveau d'éducation, type de religion. "La couleur du sang du petit pikkinin noir, me disait ce médecin au regard clair, est la même que la tienne." L'attention des médecins était la même pour tous, je l'ai vu. Ce qui, aujourd'hui, n'est plus le cas car, dans ce pays arc-en-ciel en construction sur les cendres d’un passé injuste, l'injustice règne en maître, au moment ou j’écris ! La privatisation des soins de la santé fait que, celui qui peut payer peut se faire soigner, il guérira peut-être. Les pauvres meurent. Comment réfléchir, pour réfléchir juste?

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